Mon ado refuse d’arrêter son jeu vidéo pour passer à table et j’en ai marre de crier… Que faire ?
Arnaud Sylla, psychologue, nous répond.
3 questions à Arnaud Sylla, psychologue clinicien au centre Oreste, Centre Hospitalier du Chinonais de Tours, et à l’association Hébé, consacrée aux adolescents.
OPEN : Pourquoi le moment de passer à table, quand on demande à notre ado d’interrompre son jeu vidéo, est-il une telle source de conflits ?
Arnaud Sylla : Ce qu’on oublie en tant qu’adulte, c’est que les adolescents vivent selon une temporalité un peu différente : les journées de collège sont souvent longues, avec parfois un temps de transport considérable.
Ce rapport à l’espace et au temps est très important : les ados ont besoin d’un espace de transition entre la journée de collège d’un côté, avec les attentes qui pèsent sur eux, et d’un autre côté le retour à la vie en famille.
Ce retour à la scène familiale peut être compliqué pour un jeune. Car il faut bien voir qu’un ado à la maison est en fait chez ses parents – il n’est pas encore « chez lui », ce sera pour plus tard dans un autre lieu.
Notre enfant a donc besoin d’un espace qui ne soit qu’à lui, pour pouvoir exister à ses propres yeux. Cet espace dans lequel il se réfugie, ça peut être le temps qu’il consacre aux jeux vidéo. Ce moment passé à la console est une parenthèse dont il a besoin pour faire la transition entre le collège et la vie de famille.
On se « prend au jeu » et on se concentre entièrement sur le jeu vidéo, donc ensuite il va falloir un petit moment pour en sortir, pour remonter à la surface et revenir à la vie de famille.
Il faut lui rappeler le temps qui passe pour l’aider à s’extraire de son jeu. On peut amener progressivement la fin du jeu en le prévenant : « Ok, on passe à table dans une demi-heure… dans un quart d’heure… On passe à table dans cinq minutes, il va falloir que tu arrêtes de jouer. »
Car, dans ces moments-là, notre ado est certes physiquement présent à la maison mais pas forcément « là » avec nous, et il a besoin d’être ailleurs pendant un moment. Cet espace virtuel est très réel pour lui. C’est l’espace où il peut se subjectiver, exister à ses propres yeux, explorer des identités différentes : “ce serait comment si j’étais comme ça ?”
OPEN : En même temps, ce n’est qu’un jeu vidéo… Les jeux vidéo, est-ce que c’est éducatif ? On entend tout le temps que les jeux vidéo sont violents, sont bêtes. Comment est-ce qu’un truc pareil peut aider mon enfant dans la construction de son identité ?
Arnaud Sylla : Les parents connaissent la rengaine : « Arrête de jouer, va faire tes devoirs ! » Or, pour faire son travail, il faut aussi savoir jouer, en avoir le temps. Notre enfant a besoin de cette respiration en rentrant du collège, se mettre immédiatement aux devoirs n’est peut-être pas la meilleure méthode.
Et puis le jeu contient une forme particulière de création : quand on joue, on ne fait pas rien. Tel jeu contient une part essentielle qui permet au jeune de canaliser des choses qui s’élaborent pour lui ou elle.
La posture de rejet des jeux vidéo est assez répandue parmi certains adultes. Pourtant, il faut bien voir que ce sont les parents qui introduisent les écrans à la maison – ce sont eux qui achètent les consoles, les tablettes, les téléphones portables. Ces objets, comment sont-ils entrés chez nous ? Comment en a-t-on parlé avant, pendant et après l’achat ? Qu’en a-t-on dit ? Est-ce qu’on a pris le temps à cette occasion d’énoncer des règles ? Lesquelles ?
Chaque famille a sa propre culture des écrans. Si quelque chose pose problème autour du jeu vidéo et de la pratique qu’en a notre enfant, il faut prendre le temps de se demander comment on parle en famille de ces objets et de ces pratiques.
Bien sûr, en tant que parent, on peut se laisser déborder dans un moment de colère et d’agacement, ça arrive ; et il peut aussi y avoir une certaine inquiétude vis-à-vis des contenus. Mais il faut bien voir que les mots sont importants. Si ce qui nous échappe, c’est « Mais t’es encore sur ta merde ! », on se doute bien que ça ne va pas marcher…
Les adultes ont tout un tas d’attentes paradoxales autour du numérique : ce sont les métiers de demain, il faut maîtriser les outils, mais en même temps il ne faudrait pas jouer parce que c’est pas sérieux, parce que ça produirait de la sous-culture ? L’ado y voit une forme d’incohérence.
Les parents connaissent la rengaine : « Arrête de jouer, va faire tes devoirs ! » Or, pour faire son travail, il faut aussi savoir jouer, en avoir le temps. Notre enfant a besoin de cette respiration en rentrant du collège, se mettre immédiatement aux devoirs n’est peut-être pas la meilleure méthode.
OPEN : Au quotidien, concrètement, comme gérer le conflit au moment où je veux que mon ado interrompe son jeu ?
Arnaud Sylla : Il faut gérer un équilibre délicat entre les règles familiales qu’on veut faire respecter, et en même temps être dans un rapport de souplesse – on peut ouvrir le débat et discuter avec son enfant de ce qui coince.
L’enfant va pouvoir traiter la frustration s’il comprend qu’il a la possibilité d’en dire quelque chose, de la faire vivre avec des mots.
On fait valoir que dans la famille, il y a des règles, choisies par nous. Ces règles sont propres à notre famille et elles nous permettent d’être ensemble. Dans le jeu vidéo, aussi, il y a des règles que notre enfant respecte – dans la famille c’est pareil.
Donc on peut ouvrir la discussion pour remettre les choses à plat. On attend que la tension s’apaise un peu et on reparle de ce moment de conflit – qu’est-ce qui se passe ? Pourquoi est-ce que ça provoque des tensions ? Qu’est-ce qui est aménageable ? Qu’est-ce qui n’est pas négociable ?
L’important, c’est d’en reparler, et de laisser notre ado expliquer ce qui se passe pour lui au moment où on lui demande d’interrompre sa partie. Est-ce qu’il demande juste le temps de sauvegarder sa partie ? Est-ce qu’il veut finir un niveau ? Est-ce qu’il est en train de jouer en ligne avec d’autres et il ne veut pas « lâcher » son équipe ? On met ça dans la balance avec les règles familiales.
Quand on parle de jeux vidéo avec son enfant, il ne s’agit pas de lui demander de nous expliquer en détail le contenu, et il ne s’agit pas non plus de faire semblant de s’y intéresser si en fait ça nous barbe… Ce qui est important, c’est d’écouter comment notre ado parle de son activité, et ce que cette activité porte pour lui ou pour elle.
Écouter : Les Petites Causeries du Numérique avec Arnaud Sylla– Overdose d’écrans depuis un mois, nos enfants sont-ils en danger ?