C’est la tarte à la crème habituelle des débats autour de « l’addiction » aux écrans : « Steve Jobs avait interdit à ses enfants d’y toucher ! Ça veut bien dire quelque chose ! » Oui, mais quoi ?
Avec un air entendu, on répète l’anecdote selon laquelle Steve Jobs aurait interdit à ses enfants de se servir d’un iPad… De quoi alimenter les suspicions sur le pouvoir addictogène des écrans.
Alors, faut-il se méfier d’un complot de milliardaires américains qui voudraient nous réduire en esclavage en nous hypnotisant, nous et nos enfants, via nos écrans ? On nous cache tout, on nous dit rien. Mais nous sachons !
Tout a commencé en 2014 avec un article de Nick Bilton dans le New York Times. Sur la foi d’un paragraphe de deux lignes, tout un mythe est né : les tycoons de la Silicon Valley sauraient très bien que les écrans sont ultra-archi dangereux et addictifs, la preuve, ils les interdisent à leurs enfants, mais ils nous les vendent ! Comme tout dealer qui se respecte et qui sait qu’« on ne s’envoie pas sa propre came », en quelque sorte.
Avant de crier au complot et à la manipulation, retournons aux sources… D’abord, elle vient d’où, cette idée que les enfants de Steve Jobs n’avaient pas d’iPad ?
Dans l’article du New York Times à l’origine de la controverse, le journaliste, Nick Bilton, raconte avoir un jour eu affaire à Steve Jobs. Jobs, dont le côté autoritaire et cassant a été mille fois discuté, avait l’habitude d’appeler personnellement les journalistes, le plus souvent pour leur passer un gros savon.
Essayant de changer de sujet après s’être fait sacrément frotter les oreilles, Bilton a risqué un timide « Et euh sinon, j’imagine que vos enfants adorent l’iPad ? » L’iPad venait juste de sortir.
Réponse de Steve Jobs : « Ils n’y ont pas encore touché. Nous limitons la quantité de technologie que nos enfants utilisent à la maison. »
Steve Jobs, Bill Gates : des papas (presque) comme les autres
Franchement, pas de quoi s’étonner : qu’une personnalité ambitieuse et disciplinée comme Steve Jobs soit un papa assez strict, quoi de plus banal ? Sans oublier qu’il n’était pas ingénieur au départ : touche-à-tout à l’âme d’artiste, il avait suivi des cours de calligraphie et de philosophie asiatique avant de laisser tomber la fac. Long séjour en Inde, vie de hippie, fan de méditation Zen… Encore une fois, si on se penche sur sa vie, on ne s’étonne pas qu’il ait préféré donner à ses enfants une éducation avec aussi peu de gadgets technologiques que possible.
Pouvoir se passer des écrans est aussi un signe extérieur de richesse : ils sont légion, les parents ambitieux et exigeants qui surveillent de très près le temps passé devant la télé, et encouragent plutôt leurs enfants à jouer aux échecs, à lire et à jouer du violoncelle.
Le milieu social : une influence similaire partout
C’est un peu l’impression que donnent les autres personnalités de la Silicon Valley auxquelles Nick Bilton a posé la question. Sont cités : Chris Anderson, l’ancien rédacteur en chef de Wired, l’un des magazines les plus influents sur le thème de la technologie ; ou encore Evan Williams, l’un des fondateurs de la plateforme Blogger, de Twitter et du site Medium.
À lire l’article, on se rend compte qu’il n’y a pas de quoi s’affoler : ces parents au profil CSP+ archi-classique racontent que leur fils de 5 ans n’a pas droit à un smartphone (tout à fait rassurant), que leurs enfants entre 10 et 13 ans n’ont droit qu’à 30 minutes d’écrans par jour en semaine (rien que de très raisonnable), qu’ils les encouragent à lire des livres papier, etc., etc.
Même son de cloche chez Bill et Melinda Gates : pas de smartphone avant 14 ans, pas d’écrans à table, et pas d’écrans en soirée, pour préserver leur sommeil.
La solution « miracle » : un cadre éducatif fort
La seule différence, c’est que ces magnats de la Silicon Valley n’hésitent pas à faire respecter des règles strictes, même à des ados récalcitrants. Chris Anderson mentionne que ses enfants l’accusent d’être « rien qu’un gros fasciste, d’abord », et utilisent l’argument increvable selon lequel chez leurs copains, c’est tout à fait différent. (On ne vous l’a jamais faite, celle-là, hein ? « Mais Machin il a le droit, lui ! »)
Le Haut Conseil à la Santé Publique ne disait pas autre chose dans son « Avis relatif aux effets de l’exposition des enfants et des jeunes aux écrans » en 2019 :
Une grande majorité des études s’accorde à dire que l’accompagnement dans l’utilisation des écrans est l’élément essentiel pouvant expliquer les divergences observées […]. Parmi les déterminants identifiés, le niveau socio-économique des parents est un facteur explicatif du type d’effet des écrans sur la santé et le développement du jeu chez l’enfant, contribuant aux inégalités sociales de santé.
D’ailleurs, quand on demande aux parents (français, “ordinaires”) quelles règles ils ont mises en place, et si ces règles sont efficaces, on voit que mettre en place ce fameux cadre éducatif est une pratique répandue, pas du tout ésotérique, et à la portée de tout le monde. Voici les réponses que nous ont données les parents que nous avons interrogés pour notre Livre Blanc (étude quantitative menée pour l’OPEN et l’UNAF):
(infographie tirée du livre blanc OPEN – UNAF Parents, enfants et numérique)
S’il faut retenir quelque chose de l’anecdote, ce n’est pas que ces milliardaires américains cherchent à nous asservir par nos écrans, tout en éclatant d’un rire sinistre en caressant leurs billets verts – c’est que faire respecter des règles et tenir bon quand on est parent, c’est difficile mais possible.
À bon entendeur ?…
L’article original du New York Times ici.