Défis et réseaux sociaux : un risque pour nos enfants ? Le sociologue Jocelyn Lachance et Marion Haza psychologue vous donnent leur analyse.
Marion que signifie le fait de participer à un défi sur Internet pour un adolescent ?
Marion Haza : « Les défis sur Internet rentrent tout à fait dans les enjeux du développement adolescent à plusieurs titres : tout d’abord comme phénomène d’imitation et d’appartenance groupale, ensuite comme participant à la prise de risque. Cette dernière est inhérente au passage adolescent, elle permet de se sentir exister et vivant. Ces conduites sont observables dans tout environnement (scolaire, sportif, culturel, social… et bien sûr numérique). Ces prises de risques ne sont pas nouvelles chez les adolescents, mais évoluent, se transforment. Aujourd’hui les défis passent de l’espace urbain (cour de récré ou ville) aux espaces des réseaux sociaux. Mais les objectifs restent inchangés. Le défi ancestral : « t’es pas cap ! » est un moyen de faire sa place parmi les autres, de se faire respecter, de se faire admettre dans un groupe, une communauté. Le défi permet aussi de s’identifier à ses idoles, en reproduisant certains « exploits ». Du fait de la portée des commentaires, « des j’aime », de la diffusion exponentielle de ces images, le réseau social se prête parfaitement à ces jeux typiquement adolescents. »
Est-ce que les défis des réseaux sociaux sont des rites pour les adolescents d’aujourd’hui ?
Jocelyn Lachance : « Les défis sur les réseaux sociaux sont un bon exemple d’une migration générale des comportements que l’on observait autrefois dans les espaces physiques et qui maintenant se manifeste sur internet.
Se lancer des défis n’est guère un élément nouveau de la sociabilité juvénile. En ce sens, ces défis peuvent être considérés comme des rites à deux niveaux. D’abord, ce sont des rites d’interactions, ils facilitent des échanges qui participent d’un sentiment d’appartenir à un groupe, voire à une classe d’âge. Ici, on parle le même langage, et les défis acceptés signent la poursuite et le renforcement de la relation avec les autres.
Ensuite, ce sont des rites, non pas de passage, mais qui en réactualisent un élément qui fait sens dans le contexte contemporain : se mettre à l’épreuve permet de se sentir exister, notamment parce que cela constitue une affirmation du droit à disposer de son corps, en dépit des discours des préventions et de l’inquiétude des parents. »
Quels sont les véritables risques ?
Marion Haza : « Les risques apparaissent chez les adolescents (ou adultes d’ailleurs…) qui, comme dans la vie quotidienne (!) n’ont pas de discernement par rapport à ce que les autres demandent. Nous trouvons ici notamment les 10% d’adolescents qui vont mal, plus fragiles identitairement et qui peuvent donc répondre à ces défis pour obtenir un regard positif sur eux. Les risques sont présents à deux niveaux : physique, quand ces défis impliquent une mise en danger réelle (coma éthylique par exemple) et psychologique, quand ces défis compromettent l’image de l’adolescent, le ridiculisent. Il faut être particulièrement vigilant en tant que parents quand les prises de risque se répètent et qu’elles s’installent dans la durée : c’est là que l’on retrouve des défis aux conséquences catastrophiques, souvent médiatisées…
Le défi peut avoir ces conséquences négatives mais la créativité des adolescents se déploie aussi sur les réseaux sociaux quand ils refusent justement de faire les « moutons de Panurge » et qu’ils proposent des détournements des défis, comme Emma et sa neknomination à la vodka ou encore ces jeunes avec à leur tête Julien Voinson, qui ont décidé au lieu de se filmer en train de boire de le faire en train de donner de la nourriture à des SDF. Là, la reconnaissance sociale et médiatique est tout aussi effective ! »
Peut-on faire un lien entre le fonctionnement sans limite des RS et l’ordalie* adolescente ?
Jocelyn Lachance : « L’ordalie* consiste à s’en remettre à une « force supérieure » lors d’une mise à l’épreuve. Ce n’est plus l’individu qui est responsable de l’issue favorable ou non de cette épreuve, c’est quelque chose qui le dépasse. Si dans les sociétés « d’avant l’écriture » on s’en remettait généralement à un ordre divin, dans des sociétés sécularisées, des adolescents vont s’en remettre à ce qu’ils appellent le hasard ou le destin lorsqu’ils se mettent radicalement en danger. « Ce jour-là, dira l’une d’elle alors qu’elle allait tenter de se suicider pour la seconde fois, je me suis dit que c’est le hasard qui allait décider si je méritais ou non de vivre ». Or, l’ordalie se manifeste dorénavant dans les espaces numériques sous deux formes. La première consiste à lancer des messages sur des réseaux sociaux ou autre dispositif de communication comme Périscope avant de passer à l’acte. Le jeune en souffrance s’en remet alors au hasard des réactions des internautes qui témoigneront de cet appel à l’aide jusqu’au moment fatal.
La seconde consiste à diffuser délibérément des images compromettantes de soi au hasard des regards qui se poseront sur celles-ci, au risque d’être reconnu et de perdre sa réputation. Dans les défis lancés sur les réseaux sociaux, ces deux formes de l’ordalie peuvent se manifester mais pas toujours. »
Comment les adultes référents doivent-ils se positionner par rapport à ces défis ?
Marion Haza : « Notons un phénomène étonnant, voire parfois inquiétant : les adultes se laissent tout autant que les adolescents prendre dans ces défis, parfois les mêmes, parfois certains créés pour les adultes (cf. le défi des mamans). Ici, l’impératif est, en tant qu’adulte, de se poser les bonnes questions : qu’a-t-on envie de faire soi-même ? Quels sont les impacts pour soi ? Pour les autres ? À court terme et à long terme ? Ce sont ces mêmes questions qui sont à aborder avec les adolescents, en gardant en tête que ces défis participent à leur construction, quand ils sont pensés avec leurs risques et que ces risques sont calculés et donc modérés. Il ne s’agit donc pas d’interdire mais de discuter des conséquences. »
Dans quelle temporalité s’inscrivent les défis des RS ?
Jocelyn Lachance : « Il faut être prudent lorsque nous abordons la question de la temporalité et des adolescents car nous percevons trop rapidement des conduites marquées par l’instantanéité, alors que souvent un travail existe en amont de la diffusion des images. Difficile de parler d’instantanéité lorsque nous savons que les défis sont filmés avant leur diffusion et qu’elles sont mises en scène, ce qui demande aussi de la préparation. En revanche ce qui s’est transformé c’est la dislocation entre temps de prise de risque et temps de reconnaissance. Pour le dire simplement pendant longtemps, le défi devait se produire sous les yeux d’un ou de plusieurs témoins pour obtenir une certaine validation. Aujourd’hui, des jeunes et moins jeunes peuvent se mettre à l’épreuve d’abord pour chercher dans un deuxième temps de la reconnaissance par la diffusion d’images. »
Le dernier défi apparu sur les RS est le « Ice and salt » challenge qui était très peu connu des adolescents français. De nombreux médias s’en sont fait l’écho mais également la gendarmerie qui a subi de nombreux reproches de la part des parents sur les réseaux sociaux …
Que penser de la sur-réaction des médias et de certaines institutions ? N’est-ce pas contre productif ?
Marion Haza : « La particularité des défis sur les réseaux sociaux réside en même temps dans leur diffusion extrêmement rapide, à travers le monde, les différentes communautés mais aussi dans leur retombée dans l’effacement le plus total très rapidement. Certains défis, très suivis pendant quelques semaines sont ensuite rapidement oubliés, jusqu’à être remplacés par de nouveaux. Les adolescents suivent donc les tendances… quand elles leur parviennent… Aussi, dans certains cas, la révélation des détails sur les défis faite par les médias ou les messages d’alerte gouvernementaux, vient inspirer des adolescents qui n’en avaient pas eux-mêmes entendus parler… L’effet d’imitation se trouve alors engagé à partir de ceux qui sont censés protéger les adolescents. Il semble nécessaire de signaler les dangers et les risques de certains défis, mais sans en faire la promotion, ce qui a malheureusement été le cas pour ce dernier Ice an Salt challenge. Une aide à la réflexion éthique des professionnels et des accompagnants des adolescents doit se mettre en place pour éviter ces dérives de la protection. Il ne s’agit pas d’ignorer mais de respecter la discrétion. »
Comment les instances sociétales peuvent-elles accompagner ces défis ?
Jocelyn Lachance : « En fait une des meilleures solutions se trouve dans les détournements évoqués par Marion Haza. Des jeunes vont se lancer des défis mais des défis positifs, défendant des valeurs transgénérationnelles, et donc partagés par jeunes et moins jeunes. Pourquoi ne pas lancer nos propres défis à ces ados que nous côtoyons ? Car prendre des risques, ce n’est évidemment pas seulement mettre en danger son corps. C’est aussi se mettre en avant, mettre en jeu son identité. »