Par Perrine Signoret – Pour que leurs canulars fassent un maximum de vues sur YouTube, des parents vidéastes n’hésitent pas à franchir certaines limites, …
« De terribles décisions parentales. » C’est avec ces mots qu’Heather s’excuse, entre deux sanglots. Depuis août 2015, elle, son mari Mike et leurs cinq enfants, Jake, Ryan, Cody, Alex et Emma, tiennent une chaîne YouTube. 750 000 abonnés au compteur.
Ils y tournent majoritairement des « vlogs », des vidéos que l’on pourrait comparer à une sorte de journal intime filmé, des challenges, et… des caméras cachées. C’est l’une d’entre elles qui, il y a quelques semaines de cela, a tout fait basculer.
« DaddyOFive doit aller en prison »
On y voit le petit Cody, neuf ans, tenter vainement de se défendre contre ses parents. Ces derniers, qui l’accusent (à tort) d’avoir renversé de l’encre bleue sur la moquette de sa chambre, lui hurlent dessus. « Je n’ai pas fait ça, je n’ai rien fait, ce n’est pas moi », répète en boucle l’enfant. Mike et Heather insistent. Ne s’arrêtent ni lorsque Cody fond en larmes, genoux à terre, ni lorsque l’un de ses frères se met lui-aussi à pleurer, visiblement éprouvé par la situation.
Ce qui aurait pu passer pour une simple mauvaise « blague » est rapidement devenu, sur Twitter et YouTube, l’objet d’une vaste polémique. « Je me sens tellement mal pour les enfants que j’ai juste envie de pleurer. La manière dont sont traités ces enfants est dégueulasse », dit ainsi « queen vampire lord ». « DaddyOFive maltraite ses enfants et doit aller en prison », ajoute un autre internaute. « Ca me rend malade, faire craquer ses enfants à ce point n’est jamais drôle », soutient Darren.
« Juste un canular »
Si les internautes sont aussi remontés (au point pour certains d’avoir contacté les services de protection de l’enfance locaux et la police), c’est que la chaîne de DaddyOFive, dont ont depuis été supprimées tous les contenus, n’en était pas à son coup d’essai. Les vidéos dans lesquelles Cody est poussé à bout se comptent par dizaines. On trouve également des extraits dans lesquels les enfants sont violemment jetés à terre par leur père, ou sont encouragés à mettre des claques à leur soeur.
A chaque fois, une seule justification revient en boucle dans la bouche des parents: « c’est juste un canular, frère. » La même, qui sert à d’autres à expliquer pourquoi ils se sont permis de pincer les fesses de parfaites inconnues dans la rue, pourquoi ils ont fait croire à leur mère qu’ils venaient de se suicider, pourquoi ils ont mis du piment sur le tampon hygiénique d’une amie avant qu’elle ne l’utilise, ou encore, pourquoi ils ont kidnappé deux hommes avant d’en forcer un à regarder son ami se faire (faussement) tuer.
Les canulars dépassant les limites de l’entendement sont en réalité si nombreuses, qu’il existe un mème (ensemble d’images détournées par une légende humoristique) consacré, et un sous-forum sur Reddit, lancé en juin 2014.
« Une vieille blague vicelarde »
Une question demeure alors: peut-on vraiment considérer que les caméras cachées sont sans incidence ? Sur le sujet, Thomas Rohmer, président de l’OPEN (Observatoire de la parentalité et de l’éducation numérique) et administrateur de la fédération d’associations La Voix de l’Enfant, est partagé.
Il estime par exemple qu’une vidéo dans laquelle on voit un père faire croire à sa femme que leur enfant vient d’exploser relève plus de « la vieille blague vicelarde » qu’autre chose. Ce, pour différentes raisons: « déjà, on s’en prend à un adulte. » « Ensuite, quand on voit la manière dont sont faites les vidéos, avec des moyens dignes d’une boîte de production, on peut légitimement penser que les deux parents sont en réalité complices, et qu’il s’agit pour eux d’un travail scénarisé plus que d’autre chose. C’est d’autant plus probable qu’il poste beaucoup de canulars du même type à chaque fois. »
Le spécialiste est en revanche bien plus sceptique quant au cas de DaddyOFive. « Pour moi, c’est radicalement différent, explique-t-il ainsi. Il est difficile d’affirmer avec certitude qu’il s’agit de maltraitance car on ne sait pas quelle est la part de mise en scène dans toutes ces vidéos, mais le gamin est clairement poussé dans ses retranchements, humilié. »
L’enfant, « plus victime que complice »
A Mike et Heather qui arguent que les enfants étaient consentants et que les canulars étaient entièrement scénarisés, Thomas Rohmer objecte: « le gamin semble ici plus victime que complice. Il ne semble parfois même pas comprendre pourquoi son père le filme ». « De toute façon, ajoute-t-il, que ce soit pour faire le buzz, des vues sur YouTube ou encore pour gonfler l’ego du père, ces vidéos seront forcément dommageables pour l’enfant. Il ne faudra pas s’étonner par exemple si il a des problèmes avec l’autorité d’ici quelques années, ou s’il manque de confiance et d’estime de soi ».
Même son de cloche chez une représentante du cabinet de Laurence Rossignol, ministre des familles, de l’enfance et des droits des femmes. Elle, se dit choquée par « un tel niveau de violence. » « Le problème c’est qu’à même pas dix ans, que ce soit de la comédie ou pas ça n’y change rien. La difficulté, avec des enfants de cet âge-là, c’est qu’ils ne sont pas assez grands pour comprendre le second degré. »
Une dangereuse absence d’exemplarité
La représentante ajoute que le concept même de caméra cachée est dangereux avec un enfant: « ça rompt totalement la confiance avec les parents, si on sait que tout ce qu’on dit ou fait peut être répété ou filmé. Et il y a également le fait qu’ils soient sous surveillance permanente qui pose problème. On voit dans les vidéos que les garçons demandent parfois à leur père d’arrêter de filmer, et lui continue. »
Thomas Rohmer insiste de fait sur la responsabilité des parents. « L’absence d’exemplarité est d’autant plus dangereuse sur les réseaux sociaux. On passe notre temps à répéter aux jeunes qu’il ne faut pas y poster n’importe quoi, mais parfois, ce sont les adultes qui font le pire, et exposent leurs enfants de manière publique sans se questionner sur l’impact, ou sur le fait que rien ne disparaît jamais. »
Depuis les débuts de la polémique, les vidéos de la chaîne DaddyOFive ont en effet été largement republiées, sur YouTube notamment.
A noter que les parents de la chaîne DaddyOFive se sont publiquement excusés de leur comportement. Ils ont dit avoir engagé un conseiller familial, et ont promis de rester éloignés de YouTube durant un certain temps.
Un porte-parole de la plateforme a quant à lui expliqué à L’Express que les vidéos présentant une quelconque forme de violence étaient systématiquement supprimées, dès lors qu’elles étaient signalées par les utilisateurs. Il a ajouté qu’en cas de maltraitance avérée, YouTube était tenue de prendre contact avec des associations de protection de l’enfance.