À la suite des révoltes dans les quartiers populaires consécutives à la mort du jeune Nahel, tué par un policier, le « rôle considérable » des jeux vidéos a été mentionné comme cause de l’apparition de la violence.
Pour un ensemble de professionnels du soin psychique et de la santé mentale, de la recherche, de l’accompagnement des enfants et adolescents et de la prévention, les jeux vidéos sont la « cause récurrente de tous les maux » et l’alibi facile, en stigmatisant un usage culturel, « d’une société société sous panique morale ».
Nous, professionnels du soin psychique et de la santé mentale, de la recherche, de l’accompagnement des enfants et adolescents et de la prévention, plus largement du champ culturel et social, souhaitons réagir et apporter des éléments de nuance quant aux propos récents du Président Macron sur le rôle supposé des jeux vidéo dans les événements ayant suivi la mort de Nahel.
En effet, le 3 juillet 2023, le Président de la République a déclaré à l’issue d’une cellule de crise : « Les plateformes et les réseaux sociaux jouent un rôle considérable dans les mouvements des derniers jours. Nous avons vu sur plusieurs d’entre elles, Snapchat, TikTok…, à la fois l’organisation de rassemblements de violence se faire et une forme de mimétisme de la violence ce qui conduit les jeunes à une forme de sortie du réel. On a parfois l’impression que certains d’entre eux vivent dans la rue les jeux vidéo qui les ont intoxiqués ».
Les médias ont rapidement indiqué que cette phrase avait créé une révolution chez les gamers ; or, pour nous, il ne s’agit pas que de défendre une communauté, mais de reconnaître une culture pourvoyeuse de liens, de créativité et d’émotions, reconnue il y a peu sous le prisme économique par le Président qui aujourd’hui la dénonce…
Ce n’est pas la première fois que la politique se saisit du jeu vidéo comme un voile permettant d’éviter d’autres considérations économico-politiques ou sociales. Rappelons, pour ne citer que les plus récents, Donald Trump en 2019 accusant les jeux vidéo après la tuerie d’El Paso dans un pays où les armes sont en vente libre, Jair Bolsonaro, suite à une tuerie au Brésil ou encore l’attentat de Breivik, en 2012, tous rapportés à l’usage des jeux vidéo. La Chine limitant le temps de jeu vidéo de sa jeunesse est un autre exemple de cette projection attributive, mécanique du bouc émissaire bien connue et ô combien délétère. Les causalités rapides faites entre violence et jeu vidéo semblent ainsi être des armes politiques commodes et simplistes, séduisantes pour une partie de l’opinion et déresponsabilisant ceux qui les mettent en avant.
Que faut-il ainsi cacher ?
Des tensions politiques et psychologiques
Depuis que les professionnels s’intéressent à l’adolescence, tous reconnaissent l’existence d’un tourment adolescent : la traversée de l’adolescence et ses chamboulements, familiaux et sociaux, ne se fait pas sans heurts ni souffrance ou conflictualité. L’adolescent s’oppose à l’adulte en testant les limites pour les sentir exister.
Au-delà de ce cheminement chaotique, l’alerte a été donnée, depuis les confinements liés à la COVID19, par les professionnels de la santé mentale et de la jeunesse. En France, depuis plus de deux ans, la presse s’est fait l’écho d’articles de professionnels alertant sur la situation sanitaire : le nombre de consultations pour gestes suicidaires augmente. Ainsi, le nombre d’admissions des moins de 15 ans à l’hôpital Robert Debré pour tentative de suicide a augmenté de 299 % entre juillet-août 2019 et mars-avril 2021 (Santé Publique France). Et le dernier rapport du HCFEA paru en juin 2023 concernant la santé mentale des jeunes en France montre la fragilité de l’état des enfants et adolescents aujourd’hui. La consultation nationale des 6 18 ans d’UNICEF France (en 2021) menée auprès de plus de 25 000 enfants montrait que 76,6 % des répondants indiquent qu’il leur arrive d’être tristes ou cafardeux, 53,3 % de n’avoir plus goût à rien et 64,2 % de perdre confiance en eux. Et les plus âgés (13 18 ans) rendent compte d’un plus grand état de mal-être. Il y a un an déjà, nos collègues pédopsychiatres, Marion Robin et Pablo Votadoro dénonçaient dans une tribune du Monde (8 juillet 2022) le manque de moyens en pédopsychiatrie et la souffrance des jeunes. Plus récemment, avec l’appel de Toulouse, le 2 juin 2023, des professionnels des soins psychiques de l’enfance relevaient l’urgence de refonder le système de soin en santé mentale et psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent.
Nous soulignons que le mal-être actuel des jeunes, même si cette pensée peut être arrangeante, ne peut trouver comme cause les simples mésusages du numérique (effets sur l’image de soi de comparaisons faites à partir des images diffusées sur les réseaux sociaux, cyberharcèlement, revenge porn, etc.). Cet état des lieux de la santé mentale des adolescents vient donc corroborer l’idée que l’avenir des jeunes, s’il peut s’appuyer et s’alimenter du numérique, ne peut pas se passer de l’expérience sensible. Preuve en est du malaise qui les saisit face aux évènements actuels (crise COVID, réchauffement climatique pointé par les rapports du GIEC, guerre en Ukraine, confrontations violentes en France, féminicides, entre autres, etc.). Ce sont bien ces éléments de la réalité qui entraînent un malaise chez les adolescents et une difficulté à trouver une place dans la société dans laquelle ils grandissent.
Une méconnaissance de la culture du jeu vidéo
Aussi, en cette période trouble d’expression tragique et massive du malaise, adolescent et sociétal, nous souhaitons attirer l’attention sur l’importance de la culture comme vecteur de lien, support de créativité et d’apaisement de nos tensions internes et sociales.
Nous souhaitons rappeler que le jeu vidéo fait bien partie d’une culture permettant à des personnes issues de différentes générations et horizons de partager des réflexions sur nos mondes contemporains dans un cadre ludique. Dans le jeu vidéo, comme dans tout jeu, la règle fondamentale est le « pour de faux » ; c’est ce simulacre qui permet aux enfants, comme cela est reconnu depuis longtemps par les psychologues, psychiatres et pédagogues, de grandir en s’appropriant par le jeu le monde qui les entoure.
Aussi, à l’instar d’autres supports médiatiques, les jeux vidéo permettent de mettre en scène rêveries, fantasmes et angoisses au service d’une immersion créative dans un environnement virtuel, rendue possible à partir de moyens techniques de plus en plus élaborés. Les jeux vidéo mettent en position d’être spectateurs de ses propres actions en regardant son avatar évoluer dans un univers imaginaire, et constituent à cet égard une enveloppe contenante différenciant le passage à l’acteviolent dans la réalité d’un passage par l’acte dans les mondes virtuels, c’est-à-dire « pour de faux », avec des conséquences limitées à l’aire du jeu : les jeux vidéo invitent dès lors à interroger l’après-coup des actions mises en scène à l’écran, à les critiquer, à se les approprier. C’est là le rôle des éducateurs que sont les parents et tous les adultes œuvrant auprès de la jeunesse que d’accompagner ce processus ; ceci se fait en apportant des limites rattachées aux usages des enfants ou adolescents, en se référant le cas échéant à des dispositifs de prévention dédiés et au discours de professionnels formés. Il nous faut encore insister sur un point : l’outil jeu vidéo, en tant que tel, n’est ni bon ni mauvais : il dépend de ce que l’on en fait et également de la façon dont est accompagné son processus d’appropriation et de création inhérente à son usage. Dès lors, la possibilité d’un usage créatif dépend de la capacité de jeu dont dispose chaque personne. Quand cette capacité n’a pas pu s’établir dans les premiers temps de la vie, l’accompagnement par les adultes et professionnels vise à l’installer.
Un mépris des cultures
Du fait de l’explosion de l’industrie du jeu vidéo, l’incroyable variabilité et potentialité narrative proposée par ce support médiatique nourrit de manière singulière l’articulation et l’assimilation de nombreuses sous-cultures, qui prennent formes dans des récits tantôt convenus, tantôt complexes ou originaux.
Le jeu vidéo recouvre dès lors de nombreux procédés qui ne sauraient être caricaturés dans une représentation de violence alors qu’il use de démarches que nous retrouvons dans d’autres supports médiatiques (cinéma, littérature, théâtre, peinture, séries, etc.) pour autant moins attaqués, car, semble-t-il, moins connotés du côté de l’adolescence. En creux des discours accablant le jeu vidéo, raisonne une vision négative de ceux qui se l’approprient qui, pourtant, sont bien plus nombreux que la seule population adolescente ! Rappelons le dernier rapport du SELL (2022), relevant en France 37,4 millions de joueurs en France de plus de 10 ans, dont 95 % des 1017 ans et 68 % des plus de 18. Rappelons également toutes les actions faites pour importer le jeu vidéo dans les résidences accueillant les seniors, ou encore dans le soin ou la rééducation, physique ou psychologique. Le jeu vidéo n’est donc un jeu ni puéril, ni adolescent !
En stigmatisant un usage culturel de cette manière, les propos d’Emmanuel Macron, tout comme ceux qui caricaturent et amènent des paniques morales, ajoutent du mépris à la confusion : ils hiérarchisent les valeurs culturelles, comme un affront supplémentaire à la jeunesse entre un « je ne veux rien en savoir » ou « je vous l’avais bien dit ». Nous nous interrogeons afin de savoir en quoi cette position permet l’apaisement ou encore à qui elle s’adresse.
Encore, nous nous retrouvons à devoir expliquer l’importance de la culture comme principe civilisationnel et émancipateur dans un contexte où la perte de sens et la disqualification de la parole conduit inévitablement à la mise en acte : la culture et, n’en déplaise à certains, la culture geek, permet de soutenir la mise en mots comme moyen de prévenir et contenir la violence. Et d’ajouter que la narrativité dans les jeux vidéo n’a rien à voir avec la discontinuité des actions des émeutiers et la façon dont elle est racontée dans les médias.
Une mésinterprétation : le jeu vidéo, cause récurrente de tous les maux
Encore, nous devons réitérer l’état des lieux de la recherche laquelle, à ce stade, ne permet pas de conclure de manière significative qu’il existe un rapport de causalité entre le jeu vidéo et les comportements violents. Citons deux études : celle de 2021, étude longitudinale (sur 10 ans) (Growing Up with Grand Theft Auto : A 10-Year Study of Longitudinal Growth of Violent Video Game Play in Adolescents) ou celle de 2019 (Violent Video Game Engagement Is Not Associated With Adolescents’ Aggressive Behaviour: Evidence From a Registered Report), menée par l’Oxford Internet Institute (Royaume-Uni) ; aucune corrélation ne peut être émise entre la pratique des jeux vidéo et la violence. De la même manière, nous répétons au sujet de « l’addiction aux jeux vidéo » que les classifications internationales lui ont fait une place ces dernières années ; pour autant les débats doivent se poursuivre. En effet, les professionnels de la santé mentale s’accordent pour dire que quand l’usage de jeu vidéo devient excessif, il signe la recherche d’un refuge pour échapper à la réalité qui fait souffrir. Le rattachement d’éléments de psychopathologie au jeu vidéo se fait donc dans une logique inversée, la pratique excessive devenant le révélateur de difficultés, traumatismes et souffrance, et non l’inverse. Si des corrélations ont pu être révélées dans différents domaines, elles n’indiquent en rien une causalité. Elles nous poussent cependant à poursuivre nos réflexions et recherches sur la base de postulats scientifiques et philosophiques clairs et de moyens suffisants afin de distinguer les registres et les enjeux. Nous rappelons, encore, que la science s’appuie sur une méthodologie rigoureuse qui ne saurait être détournée à des fins morales ou politiques dans des contextes tragiques comme ceux que nous traversons. Utiliser la cause des jeux vidéo comme explication au mal-être actuel des jeunes et aux tensions qui en découlent revient à nier le manque de moyens en pédopsychiatrie et la difficulté actuelle à proposer soutiens et accompagnements des publics en souffrance.
Une société sous panique morale
Encore, nous déplorons que les paniques morales s’ajoutent aux tensions qui s’expriment. La culpabilisation se superposant à la disqualification parentale ne permet pas de réunir les conditions suffisantes à un climat serein. Qu’il nous soit permis de rappeler à cette occasion les discours et le rôle tenu par les jeux vidéo pendant les différents confinements. Comment faire le lien entre les positions paradoxales tantôt alarmistes, tantôt complaisantes d’alors avec de tels propos aujourd’hui ? Comment les parents doivent-ils envisager leur positionnement si la confusion des espaces dits « réels » et dits « virtuels » est en partie effectuée par le politique de manière inconséquente, là où les professionnels de la santé, de la prévention et de la culture tentent de proposer une dialectique structurante pour les enfants et les adolescents ?
En tant que professionnels de terrain, œuvrant pour les enfants, les adolescents et leurs familles, nous pointons la nécessité de soutenir les logiques d’appropriation culturelles permettant de composer avec le contemporain et de faire barrage à l’expression de pulsions destructrices. Nous déplorons les confusions récurrentes qui conduisent à opposer les bons usagers de cultures aux autres, sous couvert qu’ils ne valorisent pas une certaine vision de ce qui fait société. Or, c’est précisément par la culture qu’il est possible d’apprendre à exprimer nos questions singulières, à respecter l’autre et ses opinions, sans faire exploser les collectifs. C’est par la culture qu’il est possible de faire société, ce dont il est question de se préoccuper aujourd’hui, urgemment et ardemment. En outre, nous regrettons que la référence au jeu vidéo vienne ignorer les nombreuses alertes et tribunes faites par la pédopsychiatrie ces derniers mois. Le mépris touche autant la culture vidéoludique que les professionnels de la santé mentale français.